Par Laurent Léjard, juin 2020.
Les salles de spectacles pouvant rouvrir, les théâtres qui proposaient audiodescriptions, sur-titrages sourds et malentendants, ou Relax pour les spectateurs handicapés intellectuels, réparent leur reprise en intégrant les publics concernés alors même que le ministère de la Culture temporise…
“Culture chez nous”, telle est l’action sur laquelle le ministère de la Culture concentre et maintient ses efforts alors que la France se déconfine et que les théâtres étudient les meilleures conditions de réouverture et de reprise des spectacles. Si elles peuvent rouvrir depuis le 2 juin, la quasi-totalité des salles ne reprendront leur programmation qu’à la rentrée de septembre. Et celles qui ont intégré les publics handicapés dans leur offre entendent les inclure sans attendre, en adaptant l’accueil et les services proposés dans le respect des nouvelles règles sanitaires. Tel l’Opéra Comique (Paris) qui proposera de l’audiodescription pour ses neuf spectacles lyriques prévus en 2021, c’est l’un des rares théâtres à programmer en année civile et pas en saison septembre à juin. “Il faut qu’on relance audiodescription et sur-tirage, justifie son secrétaire général, Gérard Desportes. On a créé un studio technique dans nos locaux, encore peu utilisé, et on envisage de le mutualiser avec des théâtres volontaires pour enregistrer. On s’est engagé à ce que sur chaque production il y ait une séance avec sur-titrage et audiodescription, et une matinée Relax.” Lancé en novembre dernier avec l’opéra Ercole Amante, la matinée Relax consiste en un accueil bienveillant des spectateurs handicapés intellectuels ou psychiques, autistes, vivant avec des troubles du comportement, qui peuvent y assister comme tout le monde; et aussi des enfants dont les réactions et l’expression bruyante ne sera pas instantanément réprimée. “On va continuer ces adaptations quoi qu’il arrive, poursuit Gérard Desportes. Covid ou pas, difficultés ou pas, ce bond en avant fait partie de notre ADN. Nos partenaires sont là en soutien. Même si ce n’était pas si simple de le faire.” Après la représentation Relax d’Ercole Amante, des spectateurs se sont plaints, oubliant un peu rapidement qu’à l’époque de la création de cette oeuvre, on mangeait, buvait, discutait, jouait dans les loges, et même plus après avoir tiré le rideau !
Pour les publics
Relax est organisé par Ciné-ma Différence, association créée il y a 15 ans pour assurer un accueil à égalité de spectateurs handicapés “remuants” dans des cinémas partenaires (lire ce reportage). Stoppées en plein développement par l’épidémie de coronavirus, cinq des neuf représentations Relax prévues cette saison ont reçu 5.374 spectateurs dont 456 étaient concernés par le handicap. Outre l’Opéra Comique, deux théâtres franciliens devraient les reprendre, espère Amar Nafa, délégué général de Ciné-ma Différence : “Les spectacles d’avril et mai ont été annulés, et il y a un point d’interrogation sur ceux de septembre. Mais les théâtres Jean Vilar de Vitry-sur-Seine [Val-de-Marne] et Fontenay-en-Scènes [Fontenay-sous-Bois, Val de Marne] vont continuer, on n’a pas d’annulations de leur part. On espère que cela va se décanter. Et on a la volonté de proposer une offre sur des petites formes. On a des contacts avec des collectivités, des théâtres, la plupart ne travaillent pas actuellement. Relax repose sur l’humain, un accueil et un environnement bienveillants. On propose le bras pour accompagner, le contact par le toucher. Il faudra rassurer les gens, pour qu’il n’y ait pas de crainte de venir, que tout le monde se sente à l’aise.” Plusieurs problèmes subsistent : les personnes qui du fait de leur handicap ne supportent pas de porter un masque en sont exemptées, mais cela n’a pas été popularisé dans le public par les médias de masse. Et les établissements pour personnes handicapées doivent encore élaborer les conditions de sorties des usagers.
L’Odéon-Théâtre de l’Europe est l’un des quelques théâtres à réaliser en interne ses adaptations pour ses deux salles : l’Odéon (Paris 6e) et les Ateliers Berthier (Paris 17e) accueillent audiodescription, sur-titrage, visites tactiles, stages et ateliers adaptés. “C’est évidemment intégré à notre réflexion, précise son directeur de la communication et des publics, Olivier Schnoering. On est en train de revoir la programmation de la prochaine saison, qui sera à géométrie variable selon l’évolution de la situation.” Il pense concentrer audiodescription et sur-titrage sur les spectacles proposés de janvier à juin 2021, tout en espérant pouvoir proposer une audiodescription cet automne : “On réfléchit à la programmation automnale dans nos deux salles, en modifiant la jauge. Pour les personnes à mobilité réduite, ça ne pose pas trop de problème.” Les visites tactiles sont en suspens jusqu’à ce qu’une adaptation soit élaborée; de même, l’accompagnement à la place des spectateurs déficients visuels ne pourra plus être effectué par le personnel, il reposera sur l’accompagnateur. L’épidémie a contraint à reporter les travaux prévus à l’Odéon par l’Agenda d’Accessibilité Programmée, les emplacements réservés fauteuil roulant resteront donc dans des loges ce qui assure finalement une distanciation sociale aisée; la salle pourrait passer de 750 à 230 sièges isolés, en solo, par paires ou trios afin de satisfaire tous les publics. A Berthier, le gradin serait démonté et les fauteuils pourraient être répartis dans l’espace. “Il ne faut pas assimiler les spectateurs handicapés à des personnes fragiles ! s’insurge Olivier Schnoering. On peut parfaitement les accueillir, il n’y a pas de difficultés majeures. On s’adaptera, comme avec tous les publics.” Et il considère que l’offre numérique ne peut pas combler le besoin de spectacles : “On s’est posé beaucoup de questions avec Stéphane Braunschweig [directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe] sur les captations, et on s’est efforcé de publier des réalisations conçues pour être diffusées, dans une approche de qualité.”
Rendre naturelle l’accessibilité culturelle.
Principal acteur de l’adaptation pour les spectateurs déficients visuels ou auditifs, Accès Culture est également très positif. “On continue d’organiser la saison prochaine pour l’audiodescription et la Langue des Signes Française, précise Priscillia Desbarres, chargée de communication. Les 120 théâtres et opéras membres du réseau comprennent l’importance que tout le monde puisse revenir, soit en jauge réduite, soit par des actions externes dans les écoles, les associations. Tout le monde est dans l’attente des décisions politiques.” Accès Culture avait prévu 197 audiodescriptions pendant la saison 2019-2020, et a pu en faire 120, aux deux-tiers pour du théâtre, 21% d’opéra, 10% de danse et 3% de cirque. Elle devait réaliser 21 sous-titrages sur écrans individuels (11 effectués) et 84 interprétations en LSF (48 réalisées). “Je n’ai pas une impression de repli, poursuit Priscillia Desbarres. Mon sentiment après le 17 mars [date du confinement] et la sidération générale, c’est que les théâtres se sont lancés à corps perdu dans la préparation de la reprise, puis se sont rendus compte que le redémarrage en septembre ne serait pas si simple. Aussi des plans différenciés se préparent, et on commence également à proposer des alternatives, des options de contournement, un catalogue de versions alternatives, pour éviter le risque d’une offre réduite du fait des annulations.” Accès Culture compte accompagner cette reprise, même a minima : “On veut proposer une offre aux publics en situation de handicap, pas moins bonne que précédemment.”
Directeur d’Accès Culture, Frédéric Le Du estime qu’il en va de la survie de sa structure : “Si les théâtres nous évincent, cela remet en cause l’association. On a toute notre place, mais la période est compliqué.” D’autant qu’il n’obtient pas de réponse sur la mobilisation des fonds d’accessibilité répartis dans les Directions Régionales d’Action Culturelles et auxquels des théâtres font appel [le haut-fonctionnaire au Handicap du ministère de la Culture n’a pas davantage répondu à cette question NDLR]. Et il voit une autre priorité : “La plus grande difficulté sera de rassurer les spectateurs, du fait de leur fragilité de santé. Il est difficile de rajeunir les publics en situation de handicap, les actifs sont pris par leurs activités professionnelles, les seniors par la prudence. La problématique des transports va également se poser. D’où la nécessité d’avoir un plan B.” Là, Frédéric Le Du pointe l’importante diffusion web et télé d’opéras et pièces de théâtre depuis la mi-mars : “On est monté au créneau pour proposer des programmes adaptés en replay sur le web. On en est à rappeler aux théâtres la liste des spectacles qu’on a sous-titrés et audiodécrits et qui pourraient être proposés comme cela dans leurs diffusions web. Le produit existe déjà, ca aurait montré un changement de mentalité si cela avait été intégré d’emblée. Je ne leur jette pas la pierre dans la panique, mais je leur rappelle qu’on peut produire ces versions adaptées en temps réel. Cela montre que l’accessibilité n’est pas à égalité des autres sujets à traiter. Il faut que la question de l’accessibilité soit prise en compte, au risque de perdre le public. On espère que ça viendra naturellement au fil des péripéties.”
Autre intervenant, les Souffleurs d’Images décrivent à voix basse spectacles et événements à des participants déficients visuels, en salle comme à l’extérieur. “On avait des interventions prévues en Ile-de-France et un essaimage sur des festivals, Solidays, Avignon, Zébrures en Limousin, c’étaient nos gros projets, explique Catherine Mangin, responsable de cette activité au sein du Centre Recherche Théâtre Handicap (CRTH). Potentiellement, on devrait faire les Zébrures d’automne, Marionettissimo et les rencontres ville-handicap à Toulouse. On a accompagné environ 160 spectateurs sur une centaine d’événements, en supprimant des interventions à cause des grèves puis des prémisses de l’épidémie.” Souffleurs d’Images mobilise une centaine de bénévoles par saison, étudiants, artistes, spectateurs aguerris, et a poursuivi son action pendant le confinement : “On a adapté l’activité sous la forme ‘d’appels d’art‘, pour échanger pendant une heure autour de contenus culturels sur Internet. Par exemple j’accompagne une dame sur la partie Egypte du musée du Louvre, ça crée une autre relation, permet de rencontrer d’autres publics et d’intervenir partout en France. L’important c’est la volonté d’échanger sur des contenus qui intéressent les deux parties.” Catherine Mangin maintient ses relations avec les lieux culturels en attente de reprise d’activité : “Les usagers expriment une insécurité dans notre service, comment respecter les gestes barrière ? Cela va se reconstruire en fonction du type d’activité, dans un musée, une exposition, un spectacle. On est en réflexion et discussion avec les partenaires, pour mettre toutes les solutions sur le tapis. On n’a pas eu de refus a priori, j’ai plutôt des contacts ‘préparons la programmation ensemble’ avec les chargés des publics.” D’autant plus que les Appels d’art ont satisfait les structures culturelles, pour le maintien du lien avec les publics concernés. “Un bon moyen d’amener de nouveaux publics dans les musées” conclut Catherine Mangin.
Le ministère ne desserre pas l’étau.
Bien que le ministre de la Culture, Franck Riester, ait participé en décembre dernier au lancement officiel des représentations Relax, ses services ne sont pas pressés de revoir des spectateurs handicapés dans les salles. “Pour l’essentiel, l’action déterminante mise en oeuvre par le ministère pour les personnes en situation de handicap s’appuie sur ‘Culture chez nous‘, explique son service de communication. La version 2 a permis un repérage renforcé des sites offrant des possibilités d’accessibilité numérique satisfaisantes.” Cette plateforme web réunit des liens vers les ressources numériques de 500 établissements culturels, musées, expositions, concerts, spectacles. L’offre tous publics est diversifiée, et très réduite en matière d’audiodescription, de sous-titrage ou de LSF. Mais semble contenter le ministère qui étudie d’autres pistes : “Nous recherchons des modalités nouvelles avec le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées pour favoriser, quand les règles sanitaires le permettront, une relation renforcée avec les artistes, par exemple avec des ateliers et des résidences d’artistes.” Ce que confirme la présidente de la commission culture du CNCPH, Claire Magimel : “Comme vous l’a indiqué le Ministère, nous sommes encore dans une phase de réflexion et à cette étape il ne nous est pas possible de communiquer.” A croire que le CNCPH et le ministère se sont consultés pour répondre : “Il parait difficile de parler de ‘retour à la culture’ des personnes handicapées, poursuit le ministère. Les difficultés de notre secteur culturel impactent et continuent d’impacter tous les secteurs, les artistes et les publics de manière générale et ce malgré le déconfinement. La situation des personnes handicapées n’est pas différente. Leur ‘fragilité’ ne doit ni être négligée, et malheureusement oblige de différer davantage le retour à des pratiques culturelles habituelles, ni être surexposée comme prétexte à un évitement de l’indispensable inclusion de tous dans la vie culturelle.” Pour le ministère de la culture qui n’a visiblement pas confiance dans leur sens des responsabilités, les spectateurs handicapés sont fragiles par nature et doivent rester chez eux pour visionner sur leurs écrans des spectacles enregistrés : “Pour l’heure, en tout cas, l’essentiel de nos efforts au ministère pour que les liens avec les domaines culturels ne soient pas interrompus, est celui mis en avant à travers nos plateformes comme ‘Culture chez nous’, notre collaboration au Comité Interministériel du Handicap qui alimente une Foire Aux Questions déconfinement après celle consacrée au confinement”.
On n’est pas sortis de l’épidémie…